Littérature | 2 juin 2020 | Raphaël Deuff
Fondées par Patrick Mauriès en 1988, les éditions du Promeneur ont publié jusqu’en 2012, dans leur collection « Cabinet du lettré », les titres d’une « jolie collection de livres », sorte de bibliothèque idéale puisant dans le répertoire des textes anciens, avec une forte prédilection pour les domaines anglo-saxon et italien. D’une confection soignée, les livres du Promeneur se sont attachées à faire revivre des auteurs oubliés, en marge de l’histoire littéraire. Ainsi de ce conte du xviiie siècle de Jean-François de Bastide, accompagné d’une post-face de Bruno Pons qui en éclaire les richesses variées de la langue et des descriptions1.
Séduire c’est dévier, égarer. La petite maison de Jean-François de Bastide (1724-1798) est le conte d’un parcours désorientant.
Trémicour invite l’incrédule Mélite dans son hôtel particulier, au milieu des splendeurs de l’architecture, des décors et des jardins du xviiie siècle. La maison est labyrinthique ; à peine la surcharge des haies et des murs du jardin, des cloisons, des rampes, des couloirs, des objets… laisse-t-elle place à un chemin ; à un parcours « tracé » qui, pourtant, égare. Comme Mélite elle-même, le lecteur suit ce dédale de lambris imprimés, de laques, de stucs peints, de toiles, de boudoirs aux murs recouverts de miroirs ou d’étoffes. Cascade de ravissements qui surviennent peu à peu d’une contemplation de plus en plus intense : « Mélite, s’oubliant de plus en plus, s’étoit assise et faisoit des questions ; elle repassoit tout ce qu’elle avoit vu et demandoit le prix des choses, le nom des artistes et des ouvriers. »
C’est que la séduction s’exerce de l’inaction, de la retenue de Trémicour : seuls les lieux « perdent », égarent, par un artifice aussi insensible dans sa progression qu’il est spectaculaire : « Il l’attendoit au dessert. Lorsque le moment en fut arrivé, la table se précipita dans les cuisines qui étoient pratiquées dans les souterrains, et de l’étage supérieur elle en vit descendre une autre qui remplit subitement l’ouverture instantanée faite au premier plancher, et qui étoit néanmoins garantie par une balustrade de fer doré. » Un art de l’artifice qui évoque les machinismes perfectionnés des salles de théâtre de l’époque.
Théâtrale, l’écriture de Bastide l’est encore dans ce conte par son discours lui-même2. Comme dans les pièces où chaque réplique est moins le reflet de la pensée de l’auteur que la voix accordée à un personnage motivé (et dont les motivations se dévoilent peu à peu), les remarques narratives qui jalonnent l’histoire de la petite maison fonctionnent en miroir ; précisant et détaillant l’action, jusqu’à produire une « marqueterie » des sentiments de Mélite et de Trémicour.
Écriture de lieu, enfin, La petite maison est le témoignage, unique en son genre, des intérieurs d’hôtels particuliers de l’époque : là où ses contemporains s’arrêtaient à l’allusion, Jean-François de Bastide décrit dans leurs moindres détails des décors, les ornements et les habillages des habitations luxueuses des bords de la Seine d’alors. La postface de Bruno Pons, « Le théâtre des cinq sens », explore cet aspect à la fois spectaculaire (théâtral) et documentaire du conte de Bastide.
Raphaël Deuff.
1. La présente édition de La petite maison conserve les variations discrètes de la graphie d’époque, ce qui ajoute encore au charme du livre.
2. Jean-François de Bastide était d’ailleurs dramaturge ; on lui doit un répertoire d’une dizaine de pièces en vers ou en prose.